Mortalité

Dès les premières semaines de fonctionnement du Dépôt 85, de nombreuses difficultés apparaissent : sureffectif, promiscuité, sous-nutrition, maladies, pénuries matérielles. Les prisonniers sont confrontés à de très mauvaises conditions de détention, tandis que les autorités militaires tentent de faire face à la situation.

Dès février 1945, le dépôt est visité par le Comité International de la Croix-Rouge (CICR). Les comptes-rendus des délégués sont des sources très utiles pour tenter d’appréhender le contexte. Bien que certains points dans leur analyse du camp soient en accord avec la Convention de Genève de 1929 relative au traitement des prisonniers de guerre (choix du lieu, présence de douches, « cuisine fort bien aménagée et chaudières en nombre suffisant », matériel de l’infirmerie conforme), la conclusion du premier rapport est sans appel : le camp de Besançon fait une « très mauvaise impression », ce passage est même souligné dans le texte. Le délégué du CICR précise que « la dysenterie règne dans le camp », « il n’y a qu’un repas par jour. La nourriture ne correspond nullement en quantité et en qualité avec celle des troupes du Dépôt » et qu’« il serait de toute urgence de faire parvenir aux prisonniers internés dans ce camp des secours. »[1]

D’autres archives consultées permettent aujourd’hui de chiffrer les pertes humaines et d’en élucider pour partie les causes. Au total, la période du Dépôt 85 compte 408 décès s’échelonnant du 10 octobre 1944 au 10 août 1947. Les premiers ont donc lieu très vite après la création officielle du camp le 9 octobre 1944. Du début du mois de décembre 1944 à la fin du mois de mars 1945, 308 hommes perdent la vie soit presque 76% du total des prisonniers morts pendant leur captivité à Besançon. Le mois de janvier 1945 voit 93 décès, février 108 décès. La mortalité des captifs bisontins s’inscrit dans celle du pays : 74% des décès de PGA en France ont lieu pendant la période 1944-1945[2], avec toutefois une concentration sur le premier hiver pour le Dépôt 85.

Une partie de la presse locale de l’époque relate cet hiver douloureux. Le journal catholique hebdomadaire Cité Fraternelle, né après la Libération, reproduit après Noël 1944 un des discours de l’archevêque de Besançon, Monseigneur DUBOURG :

Le Christ serait profondément attristé s’il voyait la façon inhumaine dont sont parfois traités par des geôliers sans cœur ou par des passants dévoyés des prisonniers ennemis qui ne sont plus que des épaves, incapables de nuire et ayant droit à un minimum de pitié.[3]

Dans un premier temps, les prisonniers de l’Axe morts à Besançon sont enterrés aux cimetières des Champs Bruley et de Saint-Claude, à Besançon même. Le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, soit le Service pour l’entretien des sépultures militaires allemandes[4], s’est chargé en 1958 de les déterrer dans le but de les transférer au cimetière d’Andilly, en Meurthe-et-Moselle[5]. Ils reposent aujourd’hui en majeure partie dans les blocs 16 et 17.

Les archives des cimetières de Besançon n’ont aucune trace de ces événements, cependant à l’époque des listes avaient été dressées par le Volksbund. Toutefois, elles n’étaient pas à jour ou peu précises et présentaient beaucoup de défauts : écriture illisible, orthographe des noms erroné, doublons, etc. Il était primordial de rétablir un seul et même document, en regroupant et en recoupant les différentes informations. Aussi, la nouvelle liste (noms, numéros de matricules, dates de naissance) a pu être complétée par d’autres éléments transmis par le Service des Archives Médicales et Hospitalières des Armées à Limoges (SAMHA).

Liste décès PGA Dépôt 85_A-L CHARLES 2016

En effet, la majeure partie des prisonniers blessés ou malades a été soignée à l’hôpital Saint-Jacques ou à la caserne Ruty de Besançon. Certains y sont également décédés. Les archives en référant ne se trouvent plus à Besançon mais au SAMHA à Limoges : les extraits des registres des décès nous renseignent sur la mort de 80 prisonniers. Nous pouvons distinguer deux grandes catégories[6] : la sous-nutrition et les mauvais traitements.

Causes de décès pour 80 PGA du Dépôt 85 - A-L CHARLES 2015
Causes de décès pour 80 PGA du Dépôt 85 – A-L CHARLES 2015


Représentés en bleu et dégradés de bleu dans le graphique :
Environ 53% des décès connus sont directement causés par une sous-alimentation extrême : cachexie, gelures des pieds, urémie. Les dernières preuves de cachexie sont observées en mars 1945. Nous pouvons préciser que ces cas de sous-alimentation se sont développés et surtout aggravés après l’arrivée des prisonniers concernés dans le camp de Besançon.

Représentés en violet et dégradés de violet dans le graphique :
37% des décès sont liés aux mauvaises conditions de détention : maladies respiratoires (très fréquentes lors de cas de surpopulation : tuberculose, pneumonie, œdèmes pulmonaires), fractures, péritonite, etc. L’ensemble des conditions de détention entraine un état d’immunodépression, les prisonniers sont particulièrement sujets à la maladie et aux infections, mais aussi aux mauvais traitements physiques (crise d’anus sigmoïdien, hémiplégie, etc.) D’autres décès sont également placés dans la case verte « divers » puisque certaines causes représentent un pourcentage faible.

Représentées en orange et dégradé dans le graphique :
Autres causes : 10% des causes des décès connues ne sont liées ni à la sous-alimentation ni aux mauvaises conditions de détention. Se trouvent dans cette catégorie les blessures de guerre, les plaies par balles et les opérations chirurgicales qui ont mal tourné. Certaines de ces causes sont également placées dans la case verte « divers » puisqu’elles représentent un pourcentage faible.

Rappelons que ces données ne concernent que 80 décès sur les 408 connus. De quoi sont morts les autres captifs ? Combien sont arrivés à Besançon blessés suite aux combats menés ? Autant de questions auxquelles il est impossible de répondre. Ces hommes sont décédés à l’hôpital Saint-Jacques ou à la caserne Ruty de Besançon. Les autres certainement à la citadelle ou encore dans les commandos de travail dans lesquels ils étaient envoyés. Cela nous aide à comprendre le contexte mais ne représente pas la totalité de la période ni l’ensemble des cas.

 

Enfin, parmi les prisonniers décédés à l’époque du Dépôt 85 figure aussi le Generalleutnant Friedrich von BRODOWSKI. En septembre et octobre 1944, il est fait prisonnier et décède dans des circonstances longuement discutées. Tué en octobre 1944 par son gardien, le motif est officiellement « abattu pour tentative d’évasion« . L’arrestation et la mort du général sont aussitôt suivies de récits et donnent naissance à une bibliographie fantasmée autour de ce qui devient « l’affaire von BRODOWSKI »…« La tradition orale, mère antique des légendes et des mythes », comme l’écrit si bien Marc BLOCH à propos des témoignages oraux[7].

Le général est d’abord enterré à la citadelle (au pied du rempart est, derrière les actuels poteaux des fusillés), puis déterré en 1957 par le Volksbund Kriegsgräberfürsorge pour être transféré et enterré au cimetière de Berlin-Wannsee, dans le caveau familial où il repose toujours[8].

Sa mort entraine des représailles : près de trois mois plus tard, six généraux français prisonniers de guerre dans le Reich doivent être transférés de Königstein (Oflag IV-B) à Colditz (Oflag IV-C), à mi-chemin entre Leipzig et Dresde. L’un d’entre eux doit être exécuté durant le transport. C’est le général Gustave MESNY, officier français fait prisonnier par les Allemands début juin 1940 après la bataille d’Haubourdin où il commandait la 5ème DINA (division d’infanterie nord-africaine), qui est abattu. Le motif officiel de sa mort est « abattu pour tentative d’évasion« .
Le 27 janvier, il est enterré au cimetière de garnison de Dresde, avec les honneurs militaires. Le 5 janvier 1947, le général MESNY est transféré au cimetière de Berlin-Frohnau. Il repose actuellement au cimetière militaire d’Haubourdin (59), ville du nord de la France où une rue porte son nom[9].

Nous pouvons constater que les premiers mois de fonctionnement du camp ne sont pas aisés et se répercutent sur les conditions de détention. D’après les effectifs connus, le Dépôt 85 a enregistré jusqu’à environ 6 500 PGA ; 408 d’entre eux (au minimum) sont décédés, soit un taux de perte de plus de 6%.
La moyenne d’âge de ces prisonniers (pour ceux dont la date de naissance est connue) morts à Besançon pour la totalité de la période est de 34 ans.

La situation en France dès l’après-guerre est extrêmement complexe. Dans un pays tout juste libéré, où la population manque encore de tout après quatre ans de privations et de pénuries, comment faire face à une telle situation ? La fille du capitaine DUMOULIN, commandant du Dépôt 85 d’octobre 1944 à septembre 1945, écrit dans une lettre :

…mon père a passé six mois à tenter de faire survivre, sans moyens d’aucune sorte, des milliers d’hommes, sur le sort desquels l’époque ne portait guère à s’apitoyer. Épuisés, sous-alimentés, sans chauffage, -…-, et soumis à une surpopulation dans des conditions sanitaires désastreuses, très nombreux furent ceux qui moururent,  -…- Mon père mit son honneur de soldat, et d’ancien prisonnier correctement traité, à sauver l’image qu’il se faisait de la France et des lois de la guerre, en dépit des horreurs que l’on commençait à découvrir. [10]

Bien que ce récit soit écrit en 2001 par un témoin indirect de la période, aussi devons-nous en prendre connaissance avec tout le recul et les précautions nécessaires, il confirme tout de même qu’une volonté locale est affirmée pour améliorer le sort des prisonniers.

Les visites de la Croix-Rouge, la capitulation de l’Allemagne nazie mais aussi la vie quotidienne des Français qui se réorganise et se relève de l’Occupation améliorent doucement la situation des prisonniers du Dépôt 85 à partir de l’été 1945. Le CICR conclut son rapport après la visite du camp en décembre 1945 avec le commentaire suivant : “Ce dépôt nous laisse une bonne impression. Le commandant est humain ; il conduit son dépôt avec fermeté, bon sens et justice.” [11]

Les comptes-rendus qui suivent ne vont que dans ce sens.


[1] Compte-rendu du CICR suite à la visite du Dépôt 85 par J. COURVOISIER le 10 février 1945, Archives CICR, Genève.
[2] THEOFILAKIS (Fabien), Les prisonniers de guerre allemands, France, 1944-1949, Paris, Fayard, 2014, 756 pages, p.96.
[3] Article du dimanche 31 décembre 1944 in Cité Fraternelle, journal hebdomadaire catholique. Archives municipales de Besançon.
[4] Association humanitaire allemande, fondée en 1919, qui veille à l’entretien des sépultures militaires allemandes dans plus de 80 pays. Son siège se situe à Kassel (Hesse, Allemagne).
[5] Ce cimetière militaire, aménagé dès les années 1950 par le Volksbund, est la plus grande nécropole de France pour les soldats de l’Armée allemande tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. Plus de 33 000 hommes y sont enterrés.
[6] Constat fait d’après les précisions du Docteur Bruno Guinchard, médecin généraliste diplômé de la faculté de médecine de Besançon.
[7] BLOCH (Marc), Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1997, 159 pages, p.105.
[8] Lindenstr. Feld 011 Nr. 25-40, AT 17-16, Archives du Bezirksamt Steglitz-Zehlendorf de Berlin.
[9] Voir l’emplacement exact de la rue sur google map : http://maps.google.fr/maps?hl=fr&gbv=2&q=rue+du+g%C3%A9n%C3%A9ral+mesny+haubourdin&um=1&ie=UTF-8&hq=&hnear=0x47dd2ad82e3611b3:0x764fdeae32b99527,Rue+du+G%C3%A9n%C3%A9ral+Mesny,59 320+Haubourdin&gl=fr
[10] Lettre adressée au responsable de la Citadelle en 2001, interrogeant sur la non présence sur site de cette période. Copie en ma possession.
[11] Compte-rendu du CICR suite à la visite du Dépôt 85 par M. E. FILLIETTAZ le 15 décembre 1945, Archives CICR Genève, p.9.